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dimanche 28 août 2005, par ,
Bien que le collier du cheval de trait fût inventé au XIe siècle, son utilisation n’a été généralisée que trois ou quatre siècles après. C’était pourtant un immense progrès puisque désormais un cheval tirait une charrette sans être étranglé par les harnais. Il pouvait ainsi traîner près de mille kilos de marchandises alors que sur un bât, on ne dépassait guère cent kilos. Le progrès ne vient pas seul, il fallait former des charrons pour fabriquer des charrettes modernes aux roues cerclées de fer, travail très précis. Enfant, j’allais voir le père Houlès et son fils Firmin cercler les roues au mois de mai, seul mois favorable par sa température et la longueur du jour.
Le reste de l’année, ils fabriquaient des plateaux, des roues et des moyeux de bois. Le diamètre choisi, avec une machine manoeuvrée à la main, on arrondissait les bandeaux de fer de façon à leur donner la courbure souhaitée. Ensuite, sur un feu de bois circulaire de même diamètre, on posait le cercle de façon à le dilater par la chaleur, lorsqu’il était à point mais pas trop chaud pour ne pas brûler le bois, des aides le soulevaient avec des pinces et le posaient rapidement sur la roue de bois pour l’enserrer. Peu à peu, toute une organisation s’est mise en place pour fabriquer des charrettes dans toute la France.
Au temps du péage, les caravanes de mulets bâtés sillonnaient les routes, apportaient des marchandises et en ramenaient d’autres. Dès qu’un besoin se fait sentir, l’Etat y met un impôt, les automobiles en savent quelque chose lors de leur passage aux postes d’essence ou sur les autoroutes.
Les caravanes de mulets avaient encore de beaux jours devant elles. Le nombre des animaux variait entre quatre et quatorze, tout au moins d’après les documents connus, un conducteur pour deux ou trois mulets suffisait. Le plus curieux réside dans le chargement des bâts, le Trossellum ou les Trossellis étaient les plus grosses charges protégées d’une couverture, le tout arrimé avec des cordes. Les tarifs des péages seront donnés avec le chargement correspon¬dant. Le Trossellum valait douze deniers melgoriens, huit deniers pour le « barda » (fardeau moins important), six deniers pour le « bals » (balle), six deniers pour le « balis », six deniers par charge de fer, trois oboles par charge de poix, un denier par cochon et cela depuis quarante ans. L’érosion de la monnaie n’avait pas encore pris son essor. Les conducteurs de mulets s’appelaient « aventurii », nom qui évoque les hasards et difficultés du chemin. N’oublions pas les commis au péage, dits péagers.
Le cadre posé, voyons le tableau. L’évêque-comte veut remplir son escarcelle, le roi de France envoie ses officiers sur les bordures pour piquer des deniers, les Montpelliérains prétendent n’avoir rien à payer... Cela ne se passait pas sans complications. Le principe était pourtant simple, le comté de Melgueil s’étale sur un axe nord-sud. Pour se rendre dans sa partie nord, ou à Alès ou sur le Massif Cen¬tral, le mieux est de passer par Arsacio (Assas), Ste Croix lieu du péage, Vacquières, Quissac... Les dégourdis essayent de faire un détour par Restinclières, Sommières... où il n’y a pas de péage ou par Prades, Tréviers et Quissac qui ont les mêmes avantages ou les mêmes inconvénients, d’où la nécessité de mettre des péagers sur ces trois itinéraires.
Nous sommes en 1217, deux ans avant, l’évêque Guillaume d’Autignac venait d’être nommé comte de Melgueil et de Mont¬ferrand par le pape pour la modique somme de vingt cinq mille sols qu’il ne possédait pas. Il meurt l’année suivante et Bernard de Mèze lui succède. Pour couper court à toute discussion, il recueille des témoignages sur le péage et conjointement convoque les consuls de Montpellier pour une confrontation. Les Montpelliérains s’abs¬tiennent. II n’y a pas si longtemps aux portes de toutes les villes Paris, Montpellier... fleurissaient des octrois, preuve de l’efficacité de l’initiative.
Je ne résiste pas au plaisir de reproduire quelques extraits de cet appel aux témoignages avec le style de l’époque. Cela nous dépaysera.
12/03/1217. Enquête sur le péage de Ste Croix contre les consuls de Montpellier. (Traduction du texte du cartulaire de l’abbé P. E. Vivier).
« Jean de Orlaco et Bernard Capud Bovis (chef de boeuf), tenant le château de Montferrand et percevant à Ste Croix le péage sur les usagers du chemin, les consuls de Montpellier et Bernard Grés alors bayle de Montpellier, portèrent plainte contre eux auprès de Bernard, évêque de Maguelone, les accusant de percevoir ou faire percevoir le péage sur certains de qui ils n’auraient pas dû l’exiger et aussi de percevoir plus qu’ils n’auraient dû exiger de ceux qui étaient assujet¬tis au péage ».
Cités devant l’évêque et informés de ce qu’on leur reprochait, les deux péagers répondirent qu’ils se conforment en tout aux usages les plus anciens et se font forts de le prouver par témoins. Sur quoi Guiraud de « Cocone » alors bayle de l’évêque, eut mandat pour recevoir les dépositions des témoins.
A la date ci-dessus indiquée, les deux péagers comparaissent devant ledit bayle, à Montpellier, en la cour de l’évêque, avec leurs témoins prêts à déposer.
Les consuls et le bayle de Montpellier dûment convoqués n’ayant pas daigné se présenter, ledit bayle Guiraud de Cocone entendant néanmoins exécuter son mandat, reçoit les dépositions de témoins présentés par les péagers assistés de Mathieu Grégoire, avocat ».
Le premier témoin est « Raymond de Montaut, chevalier, sous la foi du serment. Il affirme « avoir vu et entendu dire que Raymond (V) comte de St Gilles, père du Comte Raymond (VI) fils de feu Constance (soeur de Philippe Auguste roi de France), envoya son bayle Bermond de Salve, père d’un autre Bermond le Vieux, encore vivant au château de Montferrand, et ce bayle et ses successeurs percevaient pour le comté le péage au château d’Assas... à Ste Croix, Fontanès, St Mathieu, pour le château de Montferrand ».
Un témoignage plus intéressant car il s’agit d’un ancien péager originaire de la Vieille ou du mas de son nom : « Guillaume de Federia (Fédière ?) sous serment, atteste avoir lui-même levé le péage pour le château de Montferrand à St Mathieu et Ste Croix... il y a trente ans. Et auparavant, il l’avait vu faire pendant vingt ans. Pierre Dolsa levait des péages à St Mathieu et Pierre de Fedeira le confirme. De tous ces témoignages, il ressort que au moins depuis 1165 et probablement beaucoup plus, le péage fonctionnait régulièrement. Cependant, le passage des croisés contre les Albigeois avait gêné les péagers et suspendu le prélèvement.
Une nouvelle enquête a été faite sur l’ordre de l’évêque Pierre de Conques sur le péage de St Croix, cela se passe en 1256.
On va voir comment même les aristocrates ne craignaient pas de prélever les péages : le premier témoin « Guillaume, baron de Castries, chevalier de Castries, dit sous serment avoir vu et entendu dire que sur les « trocellis » transportés dans les deux sens, entre Montpellier et Alès, l’évêque de Maguelone faisait lever un péage... Il dit y avoir travaillé souvent 15 et 20 fois et plus du temps de feu l’évêque Jean ». Cela se passait il y a vingt ans, M. Le baron de Castries ne dédaignait pas de s’abaisser à ces modestes occupations. Pourtant il y a plus fort, l’évêque en personne mettait la main à la pâte ! On peut le croire, c’est un Arnal qui témoigne : « Brenguier Arnaldus, chanoine et archiprêtre : « Un jour feu Jean de Montlaur, évêque, le témoin (Arnal) avec lui, des écuyers, des archers, des serviteurs, allaient à Restinclières. Ils rencontrèrent près du rivage de Bérange, sept bêtes chargées, trois ou quatre hommes les conduisant de Montpellier vers Sommières. L’évêque les fit retourner vers Montferrand et lui et sa suite ne les quittèrent pas jusqu’à ce qu’ils fussent dans le château, et l’évêque leur dit : payez le péage car vous avez dévié à Ste Croix. Alors ils payèrent le péage à Ste Croix et l’évêque garda les bêtes saisies dans ledit château jusqu’à ce qu’un serviteur du témoin (Arnaldus) nommé Brunet, fut allé à Ste Croix et fut revenu disant qu’il avait assisté au paiement du péage. Alors l’évêque dit : je devrais garder pour votre fraude 60 sous d’amende par bête. Je vous en fais grâce et vous laisse aller mais les couver¬tures qui recouvrent les « trocellos » resteront pour servir aux gar¬diens du château. Il les laissa aller... ». Ces pauvres « aventurii » étaient vraiment mal tombés.
Un péager, le prêtre Paul devait être célèbre parce que beaucoup de témoins en parlent pour l’avoir rencontré en fonction un peu partout, sur le pont de Lunel, au-delà du pont du Lez, près de Castries... Il avait une « grande épée » destinée à effrayer les transporteurs et y arrivait sans jamais avoir eu à s’en servir. D’après les témoignages, les tricheries devaient être nombreuses, et beaucoup échappaient à la perspicacité des péagers.
Le plus surprenant est de voir l’évêque Jean II de Montlaur perdre toute une journée, parcourir entre 40 et 50 km à cheval ou à pied pour faire payer une caravane en l’absence de tout péager. Cela sup¬pose que l’évêque n’avait pas de travail urgent, donc qu’il menait une vie de tout repos, ensuite que beaucoup de caravanes passaient par mailles.
Pour mieux comprendre le Moyen Age, il faut tenir compte des deux grandes forces affrontées, d’un côté le pouvoir spirituel appuyé sur des richesses matérielles de plus en plus grandes et de l’autre, le roi de France très chrétien, désireux toutefois de recréer l’unité de la France dans ses limites naturelles. Pour cela, le principal obstacle résidait dans la féodalité libérée de la tutelle monarchique par les rois mérovingiens, et récupérée par l’Eglise. Le comté de Melgueil en est un exemple typique. Le petit comte perdait son autorité face au seigneur de la ville de Montpellier dont le développement rapide écrasait son suzerain. La parade a été rapide, Raymond de Melgueil fit l’hommage de son comté au pape, d’où la mise en place d’un évêque pour surveiller la marche des affaires. Peu après, Ermessende, fille de Béatrix de Melgueil, épouse le futur Raymond VI de Toulouse, mariage intéressant pour le mari déjà propriétaire du Languedoc au sens large et de la Provence jusqu’à Orange.
Toutes les complications proviennent des Cathares que Raymond VI considère comme ses sujets et cherche à les protéger. Les Cathares croient renforcer leur position en assassinant Pierre de Castelnau, légat du pape. Cette erreur provoque l’excommunication de Raymond VI et le déclenchement de la croisade contre les Albigeois. Le roi de France sollicité, par prudence, envoie Simon de Montfort. Raymond VI fait amende honorable, le pape donne le comté de Melgueil et de Montferrand à l’évêché de Maguelone qui le conservera jusqu’à la révolution. Le cadeau s’est révélé au début délicat et finalement symbolique à partir du XVIIe siècle.
Rappelons pour mémoire que Raymond VI après avoir temporisé pendant vingt ans, a pris les armes avec son fils Raymond VII, récupéré son comté (sauf Melgueil) et finalement assiégé dans Toulouse, a tué Simon de Montfort avec des catapultes servies par des femmes.
La situation devient inextricable lorsque le roi de France Philippe VI achète la seigneurie de Montpellier. Devenu vassal de l’évêque-comte son suzerain, lui-même vassal du roi, tout le monde est dominé spirituellement par la papauté. De là, toutes les luttes sont plus ou moins déguisées entre le roi et l’évêque. Le péage de Ste Croix en est le détonateur dans la région. Le puissant Sénéchal de Beaucaire, intervient à tout moment en envoyant les officiers du roi pour prélever les péages, propriété de l’évêque. Le pape « Grégoire IX mande en Mai 1236 à l’archevêque de Narbonne de faire rendre à l’évêque de Maguelonne les péages de Ste Croix, en particulier oc¬cupés par les officiers royaux » (Bullaire de Maguelone, J. Rouquette T II p. 184). Ces tracasseries proviennent de la pression exercée par le roi Louis VIII.
« Grégoire IX mande en Octobre 1236 que le sénéchal de Beaucaire empiète et les officiers du roi détiennent les péages et les châteaux tels ceux de Laroque-Aynier, Montredon (près de Sommières) Ste Croix, Fontanès... dépendants du comté de Melgueil » (Bull. de Mag. J.R. T II p. 494).
« Son successeur, Alexandre IV, ordonne à l’archevêque d’Arles de faire cesser les empêchements que le sénéchal de Beaucaire apporte à la perception, par l’évêque de Maguelone, du péage de Ste Croix » (Bull. Mag. T II, p. 334). Tous ces coups d’épingles finiront par af¬faiblir la puissance de l’évêque au profit de l’unité du royaume.
Source : "Saint Mathieu de Tréviers - Cinquante mille ans d’histoire". Livre écrit par Jean ARNAL avec la collaboration de Sylvie ARNAL.
Avec l’aimable autorisation de Michel Arnal